Journal d'un confinement

Semaine 3 – Piégée

Semaine compliquée pour cette dernière semaine avant une “reprise” du boulot pour moi, une reprise pour les enfants aussi.

On a attendu toute la semaine pour savoir à quelle sauce on serait mangé.

Lundi j’ai échangé par téléphone avec mes patrons, qui commencent à s’impatienter de mon retour, et c’est normal, les boutiques où l’on vend nos produits rouvrant toutes début juin ils ont besoin que je reprenne, au moins à temps partiel. Et puis ils n’ont pas perdu leur enthousiasme malgré la perte de chiffre d’affaire, ils ont des nouvelles idées, et il y a des projets de nouvelles boutiques…. Donc ils ont le moral, sont pressés de me revoir. Il faut bien que je me rende à l’évidence, j’ai beau les apprécier et apprécier travailler en leur compagnie, je ne suis pas pressée de reprendre. Parce que je sais que reprendre le boulot, veut dire reprendre un rythme “comme avant”. Que c’est le symbole d’une reprise de “l’anormal”. Je sais que prise dans le auto-boulot-auto-dodo, qui va me demander beaucoup d’énergie et de temps, j’en aurais moins pour les choses qui comptent vraiment pour moi. Et je ne suis pas prête à mettre de côté les choses qui comptent : prendre le temps le matin, ne pas presser les enfants pour se lever, vivre à un rythme plus “naturel”. Prendre mon ordinateur quand j’ai une idée qui vient et que je veux écrire. Dessiner quand j’en ressens le besoin. Ne rien faire pendant une journée si j’en ressens le besoin. Je ne suis pas prête pour le retour du marathon du soir. Je ne suis pas prête pour ces deux heures ou chacun décharge les tensions de la journée à sa façon, alors que je n’ai même pas eu moi non plus mon temps à moi, ce temps long dont j’ai besoin pour recharger mes batteries pour accueillir comme il le faudrait les émotions des uns et des autres. Pas prête pour la dictature de la montre, pour la violence du réveil et du départ en trombe de la maison “pour ne pas être en retard”, pas prête pour la violence du départ en trombe du boulot, des bouchons du retour avec la peur d’arriver tard, et de devoir mettre les bouchées doubles pour que tout le monde soit couché pas trop tard. les dents propres, repu et les cahiers remplis. Ni mon cerveau, ni mon corps et encore moins mon coeur ne sont prêts.

En attendant cette putain de reprise, lundi, il a fallu remettre Gaspard au travail, et après cinq jours sans travailler, vive les week-end à rallonge, c’était pas une partie de plaisir. Compliqué de le garder concentré. Il fait de plus en plus d’erreur d’inattention et négocie sur chaque exercice pour en faire le moins possible ! Lundi soir je lui annonce que l’école va reprendre. Que je ne sais pas encore si ce sera avec les copains, ou pas, qu’il n’aura peut-être pas sa maîtresse, qu’il ne pourra pas jouer avec les copains… etc. Il s’est effondré en pleurs. Des pleurs et surtout des mots qui sont venus appuyé là pile où ça fait mal. Comme s’il ressentait instinctivement ce que je ressentais et qu’à travers lui, s’exprimait ce que je ressens “Mais maman, je ne veux pas reprendre l’école. Je veux rester tranquillement à la maison et jouer avec Camille et faire des câlins aux poules. C’est ça qui est bien quand on fait l’école à la maison”. C’est tellement ce que je ressens. Pourquoi il faut aller travailler et faire tourner la machine économique, mettre nos enfants dans une école qui formate des cerveaux, alors que faire des câlins aux poules, cueillir des radis, passer sa main dans les lavandes, regarder les nuages passer, écouter et identifier les oiseaux chanter, cuisiner tranquillement de bons produits, apprendre à diviser et multiplier en faisant des gâteaux, trainer chez son primeur, travailler la terre pour se nourrir, dessiner, lire, écrire, penser, s’occuper de sa maison, réparer, prendre soin de ses relations… aimer c’est l’Essentiel, non ?! On a aussi informé le collège que nous comptions remettre Camille au collège. Les réponses sont tombées : il faudrait attendre vendredi après l’intervention du premier ministre pour savoir s’ils pourraient être accueillis et dans quelles conditions.

Mardi, rebelotte. Bataille pour les devoirs, bataille pour qu’ils ne s’entretuent pas tout l’après-midi. Je bouillonne de l’intérieur d’impatience de ne pas savoir à quelle sauce on va être mangé, de ne pas savoir comment je vais pouvoir reprendre, puisque cela dépend du rythme des enfants. Je suis une mère exécrable et encore plus impatiente et intolérante. Tout m’agresse. Chaque son, chaque contrariété. Je suis à fleur de peau. Je me sens comme un animal sauvage en cage.

Mercredi, Bruno est en congés. On en profite pour sortir tous les deux, sans les enfants… à Leroy Merlin pour acheter un peu de matériel pour les finitions de notre chantier pose du nouveau sol ! Y’a plus romantique comme sortie, mais ça fait du bien quand même. J’en profite pour acheter un cadre pour mes dessins, je regarde pour remplacer nos chaises de jardin en bois qui se cassent les unes après les autres. Je me dit qu’il faudrait plutôt qu’on regarde en seconde main des chaises en aluminium ou acier inoxydable. En sortant du magasin avec mon masque, avec la chaleur j’étouffe ! J’ai du mal à respirer. C’est la première fois que cela me fait ça en portant un masque. Le stress, la chaleur, un masque trop serré, je ne sais pas, mais heureusement que les courses sont finies, et qu’on arrive à la voiture, parce que je ne rêve que d’un truc l’enlever. Je me tape un mal de tête pas possible en rentrant et toute l’après-midi. Les anti-douleurs, les verres d’eau avalés en nombre, la sieste et le calme ne changeront rien. Comme si cela me prenait la tête. L’expression corporelle de mon état interne en fait. aussi simple que ça. Bon, ok le cycle hormonal n’a pas aidé.

Jeudi, c’est reparti. Je ne tiens plus en place, l’impatience et la colère montent. Je ne me l’explique pas. J’ai besoin de savoir, j’ai besoin de temps pour me préparer psychologiquement à une reprise bizarre et un casse-tête d’organisation. L’intervention du premier ministre ne nous apprends pas grand chose et en fait les terrasses, les cinémas et les cent kilomètres je m’en fout. La reprise économique je m’en bat les c*******. Je ne comprends pas que l’on cherche à relancer à tout prix le pays, alors qu’en fait, il faudrait un confinement annuel de deux mois minimum chaque année pour atteindre les objectifs des accords sur le climat et éviter les catastrophes climatiques à venir. Bizarrement, en fin d’après-midi, alors que je regarde d’un oeil et écoute d’une oreille ce que raconte Edouard, le mal de tête me reprend ! Vous avez dit bizarre ? Maintenant que je m’aperçois de la synchronicité de mes maux de tête et de ma “prise de tête” au sujet de la reprise. Je comprends mieux.

Vendredi matin, je me lève d’une humeur exécrable. Bruno travaille de la maison. Avec les enfants on boucle quasi tous les devoirs à midi. En début d’après-midi l’organisation pour les prochaines semaines se dessine. Gaspard sera à l’école une semaine sur deux. Il faut racheter du matériel, car il ne pourra pas avoir accès à celui qu’il avait laissé dans sa case…. Donc il faut faire des “courses de rentrée” au mois de mai. On marche sur la tête. Pas de cartable. Il laissera tout son matériel à l’école le soir, on récupèrera tout en fin d’année. Ils doivent venir avec 3 jeux individuels qui se nettoient facilement, pour les récrés. Pas de jeux collectifs. On marche vraiment sur la tête. Camille aura cours le lundi matin et mercredi matin. De 9h à 11h. Et moi je suis censée travailler au moins deux jours par semaine minimum. Je fais comment ? Et ben je laisse Camille garder son frère trois matinées par semaine les semaines ou Gaspard sera à la maison. Et en rentrant du boulot, je me taperais l’école à la maison. Parce qu’évidemment, il faudra continuer l’école à la maison. On prends connaissance des protocoles sanitaires que les enfants doivent appliquer dès mardi. Plusieurs pages pour Camille. Si elle ne respecte pas les gestes barrière, on devra venir la chercher au collège. Je n’ai pas encore osé regardé et lire celui pour Gaspard. En fait je me sens coincée dans cette reprise. Et je m’en veux de ne pas oser, de ne pas savoir dire “fuck” et d’écouter ce que j’ai profondément envie, je m’en veux de ne pas respecter mon besoin et mon envie de liberté et d’être davantage en accord avec mes convictions, parce que j’ai peur et que je me sens piégée. Entre la nécessite économique de travailler et mon aversion pour ce capitalisme et neo-libéralisme inhumain, entre mon envie d’être davantage présente et disponible pour aider ma famille à vivre sainement et conformément à mes convictions et mon besoin d’indépendance, entre le boulot de Bruno qui nous lie à la région parisienne, et mon envie de campagne et d’autonomie. Piégée avec une reprise du boulot, qui par ricochet m’oblige de remettre les enfants à l’école, alors même que ce ne sera pas une vraie reprise qui me libèrera vraiment du temps pour aller travailler sereinement. Piégée entre l’envie de garder le rythme qu’on avait durant ce confinement et entre l’envie de souffler un peu sans les enfants. Je les ai avec moi sept jours/sept depuis le 12 mars et en fait, je crois que j’espérais dans cette reprise de l’école souffler un peu. Cela ne sera pas le cas. Cela ne sera pas possible. Ce sera même pire en fait que ce qu’espéré. Et maintenant je n’ai qu’une hâte. Les mettre dans le train pour Bézier le six juillet au matin. Et je prends conscience, combien les fins d’année chargée de galas, de spectacles, de goûters de fin d’année, de sollicitations sociales sont en fait assez chouettes. Fêter, célébrer les fin d’année. Ce sont comme des “rites” de passage pour les enfants. Un moment de la gratitude (plus ou moins marquée en fonction de ce qu’on a vécu avec eux) envers les enseignants, une célébration des liens tissés durant l’année. Mais cela est tellement devenu une habitude ancrée avec des tas de travers, et une contrainte car ce sont des rendez-vous multipliés par autant de structures, de cercles, d’associations auxquels on appartient, qu’on en a perdu de vue le sens et la substance originelle. Cette année va se terminer en jus de boudin. et ça aussi, ça me mets en colère et me rend triste.

Durant ces quelques jours, je me suis appliquée à me projeter dans des projets qui me font du bien, l’expo du mois de Juinet de Chez la Bourgoise d’en Face, et dans deux projets qui font partie de ma liste des 40 choses à faire avant mes 40 ans… Regarder des vidéos sur des histoires de transitions heureuses et apaisées. Je sais qu’il faut que je me raccroche à ça durant les prochains mois pour tenir le coup de cette réadaptation à l’anormal et pour supporter toute ces activités économiques qui reprennent à grand renfort de promo et de relance de l’Etat. Je suis furieuse quand je lis dans les dépêches “les consommateurs ne sont pas au rendez-vous, la reprise économique n’est pas là”. Et si les gens avaient seulement enfin compris que consommer à tout va n’est pas gage de bonheur ? Vous y avez pensé, à ça ?! Bon, je sais aussi que s’ils ne reviennent pas, mes patrons ne pourront pas me garder, mais en fait je m’aperçois que cela m’attristerais pour eux car ils y ont investit tellement de temps et d’énergie dans cette entreprise mais pas tellement pour moi.

Je file vendredi en fin d’après-midi faire mes courses de vrac. Les gens ont oublié qu’ils n’étaient plus seuls sur la route. Je manque de me faire tailler un short plusieurs fois en quelques centaines de mètres. Deux camions sont carrément mal garés en double-file. Je ne trouve pas de place pour me garer. J’ai hésité à prendre mon vélo. J’aurais du … ou pas. Heureusement, remplir mes sacs de coquillettes en vrac, de riz, de miel, d’huile d’olive m’apaise. Ces gestes là, ont tellement plus de sens pour moi qu’attraper au vol un paquet de pâte – entre deux “excusez-moi” pour me frayer un chemin dans les allées – parmi des centaines de paquet dans un magasin qui fait dix, vingt fois la surface de ma maison et de mon jardin. En regardant le miel couler dans le bocal, j’imagine l’apiculteur enfilant sa tenue, ouvrant avec mille précautions ses ruches. Je récupère le panier de légumes de la ferme, les artichauts sont charnus, les tomates aussi, je caresse les pommes. Je vois les mains du paysan qui les a choisis sur leur arbre ou les as ramassées et triées avec amour du travail bien fait, du bon produit et du terroir. Le parfum des fraises chatouille mes narines. je sens que mon corps s’apaise et que je retrouve un peu de calme en moi. Cela ne dure pas. Je reprends ma voiture. Je recroise des fous du volant au retour. J’aurais vraiment eu trop peur en vélo. Je peste contre cette vie citadine où l’incivilité est à tous les coins de rues. On était tellement mieux chacun chez nous ! Je fais une over-dose de la ville et de sa densité c’est définitivement acté. Je m’y sens oppressée.

Vendredi soir, je suis à bout. C’est moche mais je descends un mojito en moins de deux. Ne plus y penser. Ne pas mettre la charue avant les boeufs. Il reste trois jours. En profiter. Vivre. Ne pas ruminer. C’est la seule bonne façon de passer ce temps qui me reste avant de reprendre le rythme. Je me confie à une copine. Elle m’envoie un lien vers un article sur l’oisiveté. Je note la référence du bouquin dont il parle. Cela me fera une excellente lecture pour l’été. Je tombe en allumant la télé sur l’annonce de la diffusion du concert de Laurent Voulzy au Mont Saint-Michel. Programme parfait pour m’apaiser. Ce concert est un bijou ! Cela devait être quelque chose d’être sur place et de ressentir ces vibrations et de vivre ça.

Je dors mal. Je retarde le moment du couché et de l’endormissement. Comme si je ne voulais pas déjà être samedi. Je finis par trouver le sommeil en pensant à des choses positives, aux choses que je veux créer, à tout ce qui va faire battre mon coeur durant ces prochaines semaines pour que cette reprise ne soit pas complètement vidée de sens. Il va falloir que je trouve clairement des échappatoires pour supporter cette reprise dans laquelle je me sens piégée.

En fait cette semaine, j’ai ressenti ce que doit ressentir un animal sauvage qui est capturé. Le sentiment d’être prise au piège, avec toute la rage, la colère, la peur que cela engendre. Voilà. C’est ça. Le confinement m’a permis de poursuivre cette reconnexion à moi, à ce que je suis, à ce que j’aspire. Et la reprise de la spirale infernale va venir entraver, étouffer tout cela avec les couches de contraintes, les injonctions sociales, les compromis permanents entre vie de couple harmonieuse et équilibre personnel, entre vie de famille et vie professionnelle, la dissonance entre ce qui nous retient ici et ce que je rêve de vivre. La puissance des convictions acquises et renforcées ces dernières semaines étouffée par notre vie quotidienne de citadins, salariés, propriétaires.

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